Extrait de l’album « The Wall » de Pink Floyd, Comfortably numb est une de leurs chansons les plus connues. De récentes rééditions ont permis d’en savoir un peu plus sur cette chanson à l’élaboration et à la « vie » peu commune…
Comfortably numb est une chanson un peu à l’image d’un gosse de divorcés : ses deux auteurs, Roger Waters et David Gilmour, ont longuement été en conflit après la sortie du disque, et ont continué à intégrer cette chanson à leurs répertoires respectifs : à Waters les couplets, à Gilmour le refrain et les solos de guitare. Autant dire que ces versions « post-divorce » laissaient un goût amer…
Le récent coffret « Immersion » produit par le groupe et dévoilant de nombreux archives, a permis d’y voir plus clair dans l’histoire de cette chanson. En voici un décorticage, pour les fans les plus acharnés, sous forme d’une plongée fascinante dans les coulisses d’un des morceaux les plus connus de l’histoire du rock :
En 1978, après l’épuisante tournée « Animals », Gilmour sort son premier album solo, étonnamment léger et agréable. On redécouvre à cette occasion ce guitariste, une fois soulagé de toute la machinerie Floyd. Dans les maquettes non abouties de l’album, un morceau sort du lot par sa mélodie douce et aérienne :
Pendant cette même période, Waters écrivait seul dans son coin son futur chef d’oeuvre, nommé à l’époque « Bricks In The Wall ». Parmi ces ébauches de chanson, une idée de texte sans musique, « The Doctor », autour de l’idée d’un docteur soignant le personnage du disque…
Wikipedia : Roger Waters raconte que les paroles lui ont été inspirées par une expérience vécue alors qu’il était atteint d’une hépatite encore non diagnostiquée, un soir de concert à Philadelphie quand, avant qu’il entre en scène et pour calmer sa douleur, un médecin lui a administré une injection de sédatif. « J’ai alors vécu les deux heures les plus longues de mon existence », raconte-t-il, « à essayer de faire un concert alors que je pouvais à peine lever un bras. »
Lorsque Waters présenta son travail au reste du groupe, fin 1978, il restait beaucoup de travail. Parmi les contributions, une idée : fusionner l’idée de « The Doctor » à la maquette de Gilmour. Le morceau prenait forme, avec des paroles de Waters, et la mélodie reprenant la maquette de 1978 amenée par Gilmour, constituant ainsi une jolie exception au monopole « paroles et musique » qu’exigeait déjà Waters à l’époque.
Dans ces premières maquettes « de groupe », Gilmour assurait couplets (provisoires) et refrain, ce dernier dans une version déjà proche de la version finale, aussi bien dans les paroles que dans l’orchestration.
Mais le morceau s’orienta vers sa forme définitive, et prit de la consistance et du sens, lorsque la décision fut prise de le chanter à deux voix : la chanson devenait un dialogue entre le docteur et le personnage principal, perdu dans le brouillard de la drogue. Cette version correspondait à l’arrivée d’un producteur externe, Bob Ezrin, dont une des principales tâches était de transformer les maquettes de Waters en un tout cohérent… et surtout racontant une histoire.
Bob Ezrin : Ce que je fis cette nuit était une réécriture du script pour une version imaginaire d’un « The Wall » sous forme d’un film. J’ai réorganisé tous les morceaux que nous avions, imaginé certains autres, et j’ai relié le tout avec des effets sonores et des transitions pour en faire une histoire cohérente. Je visualisais qui était le personnage principal de l’histoire, et j’en suis arrivé à la conclusion qu’il fallait le faire parler à la première personne.
Wikipedia : Waters et Gilmour ont eu tant de mal à s’accorder sur la version de Comfortably Numb à retenir pour l’album qu’ils ont fini par trouver un compromis consistant à mixer ensemble deux prises différentes : l’ouverture de la chanson correspondant ainsi au choix de Waters, tandis que le solo de guitare final correspondait à la volonté de Gilmour d’introduire dans le morceau des sonorités moins lisses, plus grunge en quelque sorte. Gilmour racontera plus tard : « Nous avons bataillé comme des fous à propos de Comfortably Numb. Ce fut un vrai bras de fer, pendant des lustres ».
Une version s’approchant de la version finale, avec une première apparition du solo de guitare final. On distingue clairement sur cette version les accents « grunge » évoqués par Gilmour, et qui disparurent de la version finale…. pour être réintégrés en concert lorsque Gilmour pris les commandes du groupe.
La version définitive, telle qu’elle fut publiée sur disque fin 1979, était saisissante : des couplets dits d’une voix sarcastique d’un Waters en verve, un refrain contrastant par sa douceur cotonneuse, et, grosse cerise sur ce joli gâteau : deux solos de guitare d’une agressivité étonnante pour le Floyd, mais laissant une impression très forte et déchirante : loin des accents disco du single « Another Brick in The Wall », le disque trouvait son sommet dans ces riffs de guitare aussi aiguisés qu’un rasoir.
Mais le morceau n’avait pas fini de se faire connaître : malgré le départ de Waters, Gilmour l’imposa comme le final magique des concerts du Floyd dans les années 80 et 90, faisant durer le solo pendant de longues minutes pour le plus grand plaisir des spectateurs. Mais les couplets, sans les accents sarcastiques de Waters, paraissaient bien fades…
A l’opposé, Waters, après avoir contourné l’obstacle lors de ses tournées de 1984 et 87, finit lui aussi par intégrer systématiquement Comfortably Numb dans ses concerts. Mais ces versions, malgré la présence de plusieurs guitaristes, faisaient cruellement ressentir l’absence de Gilmour, en particulier sur les solos de guitare, qui démontraient parfaitement par l’absurde à quel point le guitariste du Floyd portait en lui un style inimitable.
Une version jouée à Berlin en 1990, avec Van Morrison à la voix :
Gilmour, une fois libéré à nouveau de la lourdeur du Floyd, s’amusa avec le morceau, en proposant des duos surprenant avec Robert Wyatt, puis David Bowie, Kate Bush, et même Bob Geldof, qui jouait « Pink » dans le film issu de l’album. A cette époque, Gilmour jouait « accoustique » (sauf pour le solo, tout de même !), ce qui donne une teinte toute particulière au morceau :
Mais il fallu attendre 2005, et le Live 8, pour revoir les 4 Floyd rejouer ensemble, pour la première fois depuis 1981, et… pour la dernière fois, puisque Richard Wright, le clavier, disparaissait quelques temps plus tard. Et, là où l’on pouvait craindre une version approximative et mollassonne, on eu droit à une interprétation pleine de fureur, concluant dans une version parfaite les retrouvailles entre les deux voix du groupe…
Et maintenant ? Chacun est reparti, soit sur la route, soit en semi-retraite. La tournée triomphale de Waters reprenant le spectacle « The Wall » laissait bien évidemment une place importante à ce morceau emblématique. Et, lors d’une soirée à l’O2 de Londres, un invité spécial réapparut en haut du mur, pour tenir, cette fois-ci d’une manière plus hésitante (avec un joli bug dans les paroles !), sa place dans ce morceau mythique…pour la dernière fois ?