J’ai oublié

Impossible de se souvenir. Pourtant, il avait acquiessé, souriant et rassurant, lorsqu’on lui avait précisé l’heure exacte de ce rendez-vous. Mais là, le trou noir. Le rendez-vous, il s’en souvenait, bien évidemment. L’endroit fixé, il en était à peu près sûr. Mais l’heure… Il parvenait à se souvenir sans effort de la clé antivol de son vélo lors de ses vacances dans les Alpes en 1986, de la récitation en anglais qui lui avait valu un 18 en classe de troisième, mais pas de cette heure, fixée la veille par un client impatient.

Et si seulement c’était la première fois… Il avait perdu la confiance de la femme qu’il aimait, à force de ne pas imprimer les confidences chuchotées en confiance sur l’oreiller, et pourtant écoutées avec l’oreille plus qu’attentive de l’amoureux qu’il continuait à être. Il avait vexé jusqu’à ses propres enfants à ne retenir que la moitié de leurs activités, voire à confondre les hobbies de l’un avec les loisirs de l’autre. Perdu des contrats importants à accumuler les étourderies. Dans cette grande salade mixte qui peuplait son cerveau, le plus anodin cohabitait avec le primordial, dans un grand bazar aux fuites fréquentes, et aux portés disparus un peu trop nombreux à son goût.

Se concentrer. Ne plus avoir l’esprit pollué. Il avait déjà tenté mille fois de suivre des conseils d’organisation, de prendre des notes. Ah ça, il en avait usé des supports, des carnets de notes jusqu’aux logiciels les plus pointus. Suivi des régimes alimentaires censés améliorer le fonctionnement de ses synapses. Musclé ses neurones tel le plus acharné des body-builders. Mais rien à faire, les informations les plus importantes se perdaient quand même, comme un disque dur rongé par le plus vicelard des virus. Dur d’être trahi par son principal outil.

Le pire, c’est qu’il savait que l’information n’était pas perdue, mais enfouie quelque part, bien cachée derrière des tonnes d’autres pensées complètement inutiles. Il suffisait de se retrouver dans un contexte favorable pour qu’elle resurgisse. En marchant en forêt, ou au milieu d’une longueur de piscine. Plop, l’info arrive. Vite, prendre des notes. Difficile dans une piscine. Et plouf, l’info qui repart se nicher on ne sait où. Elle ressortira un jour. Ou pas.

Il avait finalement choisi d’aller dès maintenant au rendez-vous. A l’heure ? Il n’en savait rien. Mais bon, après tout, il y avait du bon café, un endroit où poser son ordinateur portable. «Quand on n’a pas de tête, on a des jambes» disait souvent sa grand-mère. Là, à défaut de jambes, il avait du temps à perdre. Cette fois, il s’était souvenu de l’existence de ce rendez-vous, c’était déjà ça !

Il se sentait à l’aise dans ce petit café à l’ambiance chaleureuse. La serveuse jonglait de table en table sans jamais perdre son sourire, et chacun semblait trouver naturellement sa place, sans stress ni brouhaha. Les cadres au mur incitaient au voyage et à la rêverie, une vieille dame savourait son journal dans un confortable fauteuil, un joli couple se dévorait du regard. Tout semblait harmonieux, paisible. Un doux univers où les commandes ne se perdent pas, à l’opposé du chaos qui déchiquetait sous son crâne les informations les plus importantes.

Respirer lentement. Tremper un petit gâteau au goût d’amande fraîche dans le café avant de le laisser fondre dans la bouche. Ecouter l’air de rien la conversation de la table d’à côté. Imaginer lesidées qui ont pu émerger du petit coin au fond de la salle, autour de cette jolie table ronde colorée, propice aux projets les plus originaux. Sentir son esprit s’apaiser.

Putain. 16 heures ! Maintenant, il s’en souvient. Il avait rendez-vous à 16 heures. C’était bien la peine de s’en souvenir, maintenant qu’il était installé depuis déjà plusieurs dizaines de minutes. S’il avait besoin d’un café et d’une longue séance de détente à chaque fois qu’il fallait exhumer une information de son esprit, c’était pas gagné. Surtout qu’il était 10h20 !

Tant qu’à être là, dans une atmosphère de toute évidence propice, autant en profiter. Il sortit un petit carnet de sa poche, un stylo qu’il aimait bien, et se mit à écrire. Tout, n’importe quoi. Des idées. Des informations périmées qui auraient été plus qu’utiles si elles étaient réapparues en temps et en heure. Des envies. Des mots d’amour. Des textes.  Des rêves. Il en avait des pages à noircir…

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *