L’ennemi est bête : il croit que c’est nous l’ennemi, alors que c’est lui !
(Pierre Desproges, Les bonnes manières à la guerre)
L’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis d’Amérique plonge médias et observateurs dans une grande stupeur, et satisfait pleinement tous ceux qui annonçaient que ces mêmes médias et observateurs mentaient à la population depuis des années. Ca y est, le populisme est au pouvoir !
A moins de tomber dans un complotisme de comptoir, jeu auquel excelle Trump, les innombrables annonces dans la presse d’élections « gagnées d’avance » par Hillary Clinton cachent moins une ruse calculée qu’une ignorance flagrante. Et la pire ignorance qui soit : celle de l’autre.
Je vis dans un environnement ultra-protégé. Blanc, diplômé, raisonnablement cultivé, travaillant dans un secteur à la mode, et dans un pays qui souffre plus de la grogne incessante de ses habitants que de son sous-développement. J’ai une culture qu’on pourrait qualifier de « bo-bo », je trie mes déchets, je vais voir des conférences parlant des réfugiés (pas des migrants hein), j’aspire à une forme d’élévation de l’humanité mais mon potentiel d’action se limite bien souvent à quelques clics sur internet. Bref, un parfait bien-pensant.
Et surtout, tout, dans mes actes et dans mon environnement, m’amène, j’en ai bien conscience, à ne croiser et n’échanger qu’avec des gens de mon milieu. Un article fascinant de Numérama décrit comment les réseaux sociaux amplifient ce phénomène, en ne filtrant et ne laissant remonter que des informations correspondant à mes aspirations. Chaque like, chaque commentaire, chaque personne suivie permet d’affiner un peu plus mon « profiling », et permet à mon Facebook de faire remonter, par exemple, bien plus facilement un extrait du nouvel Obs que de Minute.
Tout nous incite à ça. A moins d’un certain masochisme, on préfère toujours passer une soirée à papoter avec des gens avec qui on partage des affinités plutôt qu’avec des personnes avec qui on ne partage rien ou avec qui on rentre en conflit. Qui sur Facebook n’a jamais eu le réflexe de se dire « celui là me scandalise avec ses opinions, je l’enlève de mes amis ». Je lis des médias qui se positionnent avec une lecture du bien et du mal qui me conforte dans mon opinion.
Les seuls contacts que j’ai avec des gens qui n’ont rien à voir avec ma façon de penser se limitent le plus souvent aux déclarations de leurs leaders. Je m’effare des sorties de Robert Ménard, et je ne peux parler de Trump sans employer les mots « fou » et « dangereux ». Mais j’en viens à en oublier que derrière ces leaders, il y a tous ceux qui les suivent, qui sont peut être des voisins, des collègues, ou peut être même des amis, discrets. Je finis par me dire que derrière ces fous, il n’y a que quelques autres fous, peu nombreux, qu’on voit à la télé mais qui finalement ne sont pas bien dangereux puisqu’ils ne sont pas nombreux, ou bien que les autres vont bien finir un jour par se ranger à la raison, au camp des « gentils » que je représente.
Ou pire, je vais me donner comme mission d’expliquer à ces gens qu’ils sont dans le faux, et moi dans le vrai, avec un regard vaguement condescendant. Normal, je suis dans le vrai, et pas eux !
Pourquoi vous faites ça ?
C’est pas très bien d’être méchant
C’est mieux d’être gentil
Dans la vie vaut mieux être riche et en bonne santé
Que pauvre et malade comme un chien
(Gad Elmaleh, l’Autre c’est moi)
Le problème, c’est que tous ces gens que je peux considérer comme mes rivaux, ou du moins comme étant incompatibles avec ma façon de voir, fonctionnent… comme moi. Ni plus ni moins. Ils ont leurs opinions, leur lecture du monde, et, pour porter et nourrir ces opinions, les médias, relations proches, discussions qui vont avec. Et ils se disent qu’ils portent la vérité, la façon de voir qui va permettre d’avoir une vie meilleure. Car ils sont les gentils. Tout comme moi.
A part peut-être quelques uns des leaders fous calculateurs évoqués précédemment, et encore, personne ne se lève le matin en se disant sciemment, « tiens, je vais être une ordure, je vais agir pour faire le mal ».
Ce qui me motive à écrire ce texte est cette vision à la fois évidente et horrifiée : chacun se dit qu’il a la bonne façon de voir le monde. Qu’il est le gentil de l’histoire, dont le combat est juste et la destinée noble.
Mais je suis strictement incapable d’avoir la moindre empathie, de me mettre à place de ces gens là, tout simplement… Parce que je ne les connais pas. Je ne les côtoie pas, et je n’ai aucune envie de les côtoyer. J’essaie de garder quelques « échantillons », sur Facebook, de gens dont les opinions sont aux antipodes des miennes, et certaines de leurs publications me donnent la nausée. Mais cette démarche, tout aussi instructive qu’elle soit, est bien futile.
Ce qui est terrible sur cette terre, c’est que tout le monde a ses raisons.
(Jean Renoir, « La règle du jeu »)
Je ne suis pas en train de dire que l’extrême droite a raison, et que les opinions qui s’en dégagent sont défendables à mon oreille. Comme le disait Léopold Sédar Senghor, « Les racistes sont des gens qui se trompent de colère », ce qui est une façon de se prononcer de manière très objective : du plus profond de mon être, je serai incapable de donner raison a ces personnes, et je trouve une bonne partie de ce qu’ils portent comme étant méprisable et terrifiant.
Mais je crois également que de voir le monde avec un regard manichéen, avec « nous les gentils » face à des gens représentant le camp des méchants, est une terrible erreur. Parce que ça implique un espoir de retour à la raison, et à une victoire finale des « gentils », nous, donc. Et surtout une incompréhension totale de ce qui meut ces peuples.
Tout le monde s’est trompé face à Trump parce qu’on se disait qu’un fou dangereux ne pouvait pas décemment passer, être porté par une nation. Je continue à penser que ce bonhomme est un fou dangereux, et son programme nauséabond. Mais qui est porté par toute une population, et une population à laquelle on ne comprend rien si on les prend pour les méchants de l’histoire.
Je crois même qu’une bonne partie des électeurs de Trump est conscient d’élire quelqu’un de peu recommandable. Ils ont élu Trump comme on balance un cocktail molotov. On n’aime pas la bouteille qu’on balance, mais on la balance pour ce qu’elle peut avoir comme effet. Confondre le cocktail molotov et son lanceur amène à ne plus rien comprendre à ce qui l’amène à faire ce geste.
L’autre effet retord de cette démarche manichéenne est qu’elle creuse un fossé, sans cesse grandissant. Un immense vide isolant des groupes de populations qui se comprennent de moins en moins, et qui, plus le fossé s’écartant, considèrent chaque jour un peu plus la personne en face comme un ennemi à combattre, puis à abattre.
Les électeurs de Trump aiment leur pays, et rêvent de le voir « renaître ». Je peux avoir une analyse tout autre, à me dire que leurs repères sont faussés par des médias qui les gavent de ce qu’ils ont envie entendre, et à trouver leur colère bien mal orientée puisque combattant des cibles faciles mais qui ne changeront rien à ce qu’ils cherchent à reconstruire. Mais l’équipe d’Hillary Clinton s’est effondrée à mépriser ce mouvement, à ne pas chercher une seconde à se dire que ces gens pensent sincèrement avoir raison, pensent être les « gentils » de l’histoire. Et que la notion de bien et de mal est malheureusement très relative.
J’aurais échoué avec ce texte si on finit de le lire en se disant « tiens, il dit qu’il ne faut plus combattre », ou, pire, que je me mets à comprendre les mouvements extrêmes. Il faut combattre, se battre pour ses opinions, et aujourd’hui encore plus durement qu’avant, car les périodes sont sombres et le fossé immense. Et arriver à se dire que comprendre le fonctionnement de l’autre est douloureux pour quelqu’un comme moi qui a lutté toute sa vie contre ces extrêmes. Et quand je dis comprendre, c’est vraiment comprendre, pas le réflexe habituel d’expliquer par quelques tirades condescendantes.
Je déteste les opinions défendues par ces mouvements dits « extrêmes », ou « populistes » (quelle condescendance, encore !). Mais je comprends, peu à peu, bien tard, qu’on ne peut rien combattre si l’on n’a pas compris que les gens en face agissent avec leur coeur, leurs tripes, et avec la conviction d’être justes dans leur action.
Certains individus peuvent être, en tant qu’individus, objectivement immondes. Mais lorsqu’on parle d’un collectif, il n’y a pas de bons ou de méchants. Un groupe peut se tromper de colère, se faire duper par un leader, manquer de remise en question, se laisser entrainer dans une logique des plus terribles, ou encore manquer de culture ou de recul pour prendre certaines données en compte ; mais il ne faut jamais oublier qu’en terme d’opinions de masse, même les plus terribles erreurs ont été portées avec sincérité, dans une logique du « mieux », et en se battant contre un ennemi qui peut, pourquoi pas, s’avérer être moi-même.
J’ai l’impression d’être « bon » en me préoccupant de mes valeurs. Mais si je ne comprends pas que ces mêmes actions apparaissent sincèrement comme terribles pour certaines personnes, je n’ai rien compris, et mes combats ne seront que vains.