Un vélo pour l’esprit

Lorsqu’il travaillait sur l’ordinateur maintenant connu sous le nom de Macintosh, Steve Jobs, le célèbre fondateur de la firme Apple, avait émis le souhait d’appeler sa création : « Bicycle ».

Cette idée venait d’un classement publié dans la revue Scientific American. Ce magazine de vulgarisation scientifique avait eu l’idée de dresser le classement des espèces avec la plus grande efficience pour se déplacer dans l’espace. Le condor arrivait en tête, avec le meilleur équilibre entre rapidité et énergie pour aller d’un point à un autre. L’être humain, quant à lui, n’apparaissait laborieusement que dans le deuxième tiers du palmarès.

A ce classement, un journaliste avait eu alors l’idée de rajouter l’homme doté d’une bicyclette. En effet, le vélo, bien que pure invention de l’humain, n’est qu’un outil permettant d’étendre, de fluidifier, et d’amplifier l’effort fait par le corps de son propriétaire pour se déplacer. Aucun moteur n’est présent pour se substituer aux mollets du cycliste. Ce rajout de dernière minute avait permis à l’humain de se placer dans le trio de tête du classement. Pas forcément le plus rapide, mais en tout cas le plus efficient, par un subtil équilibre entre énergie déployée et célérité.

Pour Steve Jobs, qui par ailleurs voyait l’informatique comme étant au croisement entre sciences et arts libéraux, l’analogie ici présentée s’appliquait parfaitement à l’idée qu’il se faisait de l’ordinateur : un « vélo pour l’esprit », c’est à dire un outil capable d’amplifier le raisonnement de l’homme, sa pensée, sa mémoire, pour la restituer à l’identique, avec un objectif similaire, mais avec une efficience accrue par la puissance de traitement et de mémorisation amenée par l’électronique d’un ordinateur.

Cette métaphore me revient souvent à l’esprit dans le cadre de mon métier. Pour ne jamais oublier tout d’abord que l’informatique n’est qu’un outil au service d’autre chose, un peu comme le concepteur d’un marteau qui travaille en coulisse pour permettre ensuite au bricoleur d’oeuvrer. Mais aussi parce que, dans un monde où le numérique est maintenant omniprésent, remettre l’humain dans son rôle face à cette évolution permet de voir cette évolution d’une manière plus perspicace, moins passionnée, et incite à décrypter pas mal de choses.

Laissez moi vous parler quelques instants du métier de développeur informatique, qui peut apparaitre très abstrait pour beaucoup de gens. Un algorithme n’est rien d’autre que la formalisation d’un raisonnement logique dans votre tête. Par exemple : « si telle personne a soif et que son verre est vide, alors se diriger vers lui et remplir son verre ». Tout l’art de la programmation informatique consiste à prendre une multitude de petits raisonnements tels que celui-ci, et de les sortir de l’intérieur de son crâne pour les retranscrire sous forme d’instructions données à un ordinateur, qui va pouvoir ensuite les exécuter et les reproduire à l’infini.

Toute la magie de cette discipline est cette faculté, unique, de pouvoir prendre un raisonnement humain, réfléchi en son for intérieur, et d’extraire ce raisonnement pour pouvoir le reproduire de manière extérieure, avec la possibilité de le faire répéter par une machine qui n’a rien d’humain. Ainsi, un raisonnement logique que j’ai pu avoir il y a 20 ans ou plus, et dont je n’ai aujourd’hui plus aucun souvenir, peut très bien continuer à fonctionner sur un ordinateur quelque part sur la planète, après l’avoir répété des millions de fois depuis le lancement du programme, sans que j’en aie conscience ni n’ait eu à produire le moindre effort pour cela.

C’est un peu la même forme de postérité qu’une formule mathématique conçue il y a plusieurs siècles mais encore enseignée aujourd’hui à des masses de collégiens, mais avec en plus la dimension d’une forme d’ « entité vivante » : là où une formule nécessite un effort humain pour être apprise et ré-utilisée, un programme informatique n’a besoin que d’un peu d’électricité. Et là où vous n’avez peut être utilisé le théorème de Pythagore que deux fois dans votre vie, vous avez probablement utilisé le raisonnement d’un informaticien anonyme des millions de fois, sans même vous en rendre compte.

Cette parenthèse sur mon métier est importante pour comprendre quelque chose qui me semble primordial : tout ce que fait un ordinateur n’est que le reflet rigoureusement exact de l’humain qui l’a programmé ; mais il le fera de manière extrêmement amplifiée et répétée. Un peu comme le cycliste de tout à l’heure dont le coup de pédale va être amplifié par ses pignons et lui permettra de parcourir une distance bien plus importante que le même effort à pied.

Tout raisonnement brillant pourra donc atteindre potentiellement une certaine forme de postérité, ce qui peut donner le vertige : on n’est finalement pas loin du surhomme de Nietzsche, ouvrant ainsi pas mal de questionnements sur l’ego du développeur, et surtout sur l’éthique et l’impact de ce métier. Mais, et c’est bien là le problème, tout raisonnement vicié, erroné, ou tout simplement faux, va lui aussi être amplifié, tel un coup de pédale donné droit vers le fossé.

Par extension, le phénomène de société d’Internet et des réseaux sociaux subit, ou bénéficie, c’est selon, du même phénomène d’amplification d’un comportement humain. Des gens racontant des stupidités en public, il y en a depuis qu’on a pu attirer un public en débitant des âneries accoudé au zinc du café du coin. Mais ce phénomène d’amplification, où la même billevesée peut toucher une audience non plus de deux ou trois spectateurs, mais de plusieurs milliers ou millions de personnes, rend l’outil réseau social redoutable.

On ne peut que constater que le numérique prend une place de plus en plus importante dans la façon dont le monde est piloté. L’économie est dirigée par des algorithmes, les voitures seront bientôt en pilotage automatique, etc… Mais ces domaines restent du domaine du pratique. Est-ce tout ?

En fait, je dois avouer que le titre de cette article n’est pas suffisamment précis, car j’ai joué sur la traduction de la citation originale : « A bicycle for the mind ». Mind a été traduit ici par esprit, mais ce mot peut avoir en français un sens plus étendu que les simples capacités mentales de raisonnement. On peut y inclure l’âme, diverses formes de spiritualité..

La question du coup se pose : jusqu’où peut on aller dans cette extrapolation de l’esprit, au sens large cette fois-ci, en tentant d’y inclure sa propre âme, la simuler par un mécanisme externe ? Où est la frontière entre entre l’esprit « pratique », celui qui est utilement automatisable, et celui qui constitue notre âme ? L’ordinateur peut-il franchir cette frontière là ?

Certains psychanalystes ont inventé le néologisme d’extimité pour parler de cette capacité à faire ressortir publiquement des informations qui sont de l’ordre de l’intime. Si on pousse un peu cette théorie mystico-informatique, on pourrait se demander si la finalité de l’algorithmie ne serait pas non seulement le projet d’encoder son for intérieur, mais en plus de l’extraire pour en faire un réplicat parfaitement transposable dans un autre contexte que son propre esprit.

De plus, on ne parle là non pas d’une pensée, mais de reproduire le mécanisme qui aboutit à une pensée. ça ne serait donc pas un temple intérieur que l’on chercherait ainsi à publier en ligne, mais plutôt les plans de ce temple, rédiger une sorte de modus operandi pour recréer ce temple ex-nihilo. Certains courants futuristes parlent ainsi de transcendance technologique, moment où la technologie sera capable de progresser par elle-même, sans avoir besoin de l’intervention de l’homme.

Je laisse là cette dérive un peu fumeuse en espérant en souligner l’esprit plus que la lettre : la propagation de plus en plus large du numérique, amène des inquiétudes certes légitimes, mais où le risque n’est pas forcément là où on l’attend. A s’attacher trop à la forme, aux tensions amenées par ce café du commerce géant qu’est Facebook, on en vient peut-être à ne pas prendre le temps de comprendre, d’analyser la lame de fond qu’est cette tentative d’encodage du savoir et de l’esprit humain.

Epopée complètement passionnante, extrêmement riche d’apprentissage sur l’humain, et dont la nature fondamentalement introspective fait irrésistiblement penser à une quête philosophique. Mais il ne faut pas oublier que la conquête du progrès technologique se fait dans un univers dirigé par l’argent, l’ambition, et sans aucune limite que des contraintes techniques et marketing. Un vrai univers d’apprentis sorciers, dont le transhumanisme n’est qu’une des branches.

Cette ambivalence entre la machine et l’humain n’est pas nouvelle. Une remarquable exposition, Persona, au Quai Branly, montre actuellement que la recherche de la personnification de l’objet existe depuis l’aube de l’humanité, en donnant de multiples exemples où l’artiste cherche à gommer cette frontière entre l’homme et l’objet créé par l’homme. Il ne manquerait presque plus que Magritte pour écrire un « ceci n’est pas un humain » sur un tableau représentant un ordinateur.

Je n’ai pas envie ici d’abonder dans un catastrophisme à la mode, et encore moins dans une glorification béate du progrès technologique. L’important, me semble t’il, est de comprendre les enjeux et mécanismes de cet univers à la fois excitant et effrayant. Pas seulement pour en dénoncer les dérives, mais aussi pour apprendre à le connaître, s’inspirer, et pourquoi pas être amené à proposer une alternative plus humaniste à ce courant travaillant sur un périmètre plus proche du nôtre qu’on pourrait l’imaginer. Aider à élever l’humanité passe aussi, j’en ai la ferme conviction, par une connaissance accrue et raisonnée de la singularité technologique.

Pour en revenir à notre vélo pour l’esprit, il me semble que cette métaphore citée par ce bon vieux Steve doit être la limite à ne pas franchir : ce monde numérique se doit être un accélérateur de l’humain, l’amplifiant, l’agrégeant, mais restant fidèle à l’impulsion de départ. La frontière est celle où l’ordinateur prend son indépendance et devient une entité autonome, sorte de créature mi-géniale mi-monstrueuse, et dont on ignorerait tout de sa destinée à moyen terme.

Je pourrais en rester sur cette conclusion de Normand, prônant de rester ouvert au progrès, à ce qui transcende le génie de l’esprit humain pour construire les outils permettant de se dépasser lui même, tout en le modérant et le réfléchissant de manière posée.

Mais en écrivant ces lignes m’apparait une limite nette à cette analogie du vélo pour l’esprit. Certes, le vélo amplifie l’homme. Mais, en retour, le cycliste sentira le vélo, dans sa chair, ses jambes, son postérieur. En revanche, c’est cette incapacité qu’à l’ordinateur de faire un retour clair et physique à son utilisateur qui rend cette relation ambiguë, déséquilibrée. C’est ce feedback qui rend d’un côté le cycliste humble, et, à l’opposé, l’internaute aussi insensible aux conséquences des horreurs qu’il peut écrire sur Facebook, ou le transhumaniste inconscient de la bête qu’il est en train de créer.

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