L’ambition professionnelle a souvent pris une place importante dans ma vie, trop importante : c’est une des causes de mon divorce, ça a été le guide de mon cheminement personnel pendant bien des années, et c’est surtout une des voies que je me sentais de devoir prendre, et que je suis amené à remettre en question en ce moment…
Pour tomber dans tous les clichés, ça fait partie des thèmes qui m’ont amené à remonter loin dans mon enfance lors de mes dernières séances de thérapie. D’aussi loin que je me souvienne, ma mère mettait sur mes épaules les plus grandes ambitions : « tu seras chirurgien mon fils, tu as les mains pour ça ». « Tu es exceptionnel ». « Tu pourrais sauter toutes les classes que tu veux ». « Tu seras la fierté de ta mère ».
Une vraie mère juive, avec en plus une lourde particularité : tout au long de mon enfance, elle a projeté sur moi toute l’admiration qu’elle avait pour mon père, et qu’elle avait perdu. Elle m’a donné le même prénom que lui. Il avait un QI exceptionnel, et je me devais d’avoir une intelligence au moins égale. Il avait fait une brillante carrière, et il était complètement exclus qu’il en soit différemment pour moi. J’avais de toute manière un grand « destin » tracé pour moi, mélange de mysticisme, de religion (« Dieu veille sur toi, il a prévu de grandes choses pour toi ») et de pseudo-intuition.
J’ai bien sûr refoulé tout ça, mais d’en reparler en thérapie m’a montré à quel point ça a pu me marquer et me mettre une pression considérable. Et cette pression ne s’était pas atténuée les rares fois où j’avais pu rencontrer mon père : il me questionnait beaucoup sur mes ambitions, mes études, mes capacités..reproduisant lui aussi cette démarche de pression et de jugement sur mon profil (sans parler des remarques sur mon surpoids, sur ma petite taille, qui m’ont forcément beaucoup heurté surtout provenant de quelqu’un d’important et que j’attendais de voir depuis des années.. mais c’est un autre débat).
Ca m’a servi, bien sûr, dans certains domaines ; mais si je fais le bilan d’une telle démarche, je dois dire, même si les mots sont durs, que je ressens tout ça comme au mieux un boulet que j’ai traîné dans ma vie, au pire un traumatisme. Scolarité difficile, un sentiment de supériorité qui m’a toute la vie handicapé dans mes relations avec les autres, des angoisses profondes lorsque je sentais la possibilité d’un échec, d’un chemin moins ambitieux que celui que je me devais de tenir, et puis aussi le réflexe de reproduire cette même façon de faire, de juger, avec mon entourage : juger les gens sur ce qu’ils peuvent faire d’ambitieux, et pas tout simplement ce qu’ils sont, avec leurs qualités intrinsèques.
Je pense objectivement avoir de vraies qualités professionnelles que je ne veux pas nier. J’ai un poste très honorable, que je pense assumer correctement. Je garde un esprit d’analyse, de synthèse, qui me donne quelques longueurs d’avance. Mais… je ne suis certainement pas l’espèce d’être exceptionnel qu’imaginait ma mère.
J’ai ressenti violemment cette frustration il y a quelques temps, lorsque j’avais décidé de construire une activité autour des idées que je pouvais avoir. J’ai toujours eu, de part mon travail de veille, mon esprit d’analyse, des visions assez claires sur ce que pouvaient être un beau projet d’entreprise, un produit innovant… Plusieurs fois, je me suis rendu compte que les idées que j’avais eu se concrétisaient quelques années plus tard par des entreprises florissantes…mais sans moi, bien sûr.
J’ai donc décidé de mettre en oeuvre ces idées, de les recenser et de les appliquer, plutôt que de « laisser passer le train » une fois de plus. Et… ça n’a pas marché. Les raisons sont multiples, mais si j’analyse froidement la situation, le constat est finalement : j’ai peut être les bonnes idées, mais il me manque de nombreuses qualités pour pouvoir les porter, et les transformer en projet d’entreprise.
Quand j’ai dû mettre de côté ce projet, et me focaliser sur un travail plus « normal », je ne me suis pas rendu compte à quel point cela m’avait perturbé au plus profond de moi. Le constat est aujourd’hui que j’ai vécu ce virage comme une vraie « trahison » de ce pseudo-destin que je me devais de suivre. C’est bien sûr stupide, le poste que j’occupe est objectivement très intéressant et me correspond tout à fait. Mais ce sentiment de trahison m’a vraiment fait perdre mon équilibre, puis m’a enfoncé tête la première dans une spirale infernale où tout s’est petit à petit détruit.
Faire le constat de mes vraies capacités n’est pas de l’autoflagellation, ni même un constat amer. C’est juste un travail que je me devais de faire sur moi, et qui m’occupe une bonne partie de mon temps de « remise en question » : simplement accepter que je suis ce que je suis, avec plein de qualités, plein de points faibles, que je me dois de vivre ma vie conformément à ce que je suis, mais aussi en parvenant à laisser sur le bas côté ce bourrage de crâne que j’ai entendu depuis mon plus jeune âge : je ne suis pas exceptionnel, et je n’ai pas forcément un grand destin devant moi.
Et surtout… comprendre et accepter que ce n’est pas cela l’important. L’important est d’arriver à une voie où je m’épanouis, loin des angoisses et des souffrances que je me fais subir et que je fais subir à mon entourage.
Inutile de dire que ça fait partie des étapes douloureuses que j’ai été amenée à franchir ces derniers temps. Mais, tout comme sur plein d’autres points, je le vis au final comme un grand soulagement ; moins de stress, de pression que je me mets tout seul, de déception, de frustration, de jugement trop dur sur moi, et sur ceux qui m’entourent.
Je ne serai pas Steve Jobs. Quelque part j’aurai adoré, bien sûr (à part la maladie !). Mais au final, je vais me contenter, et c’est déjà bien, de suivre le conseil qu’il donnait lors de son célèbre discours à l’Université de Stanford :
Votre temps est limité, ne le gâchez pas en menant une existence qui n’est pas la vôtre. Ne soyez pas prisonnier des dogmes qui obligent à vivre en obéissant à la pensée d’autrui. Ne laissez pas le brouhaha extérieur étouffer votre voix intérieure. Ayez le courage de suivre votre cœur et votre intuition. L’un et l’autre savent ce que vous voulez réellement devenir. Le reste est secondaire.