Serai-je Charlie ?

L’envie d’écrire est la plus forte en cette période sombre et douloureuse. Les événements du moment glacent le sang, la mobilisation populaire réchauffe un peu le coeur, et même les plus cyniques ont laissé leurs sarcasmes au vestiaire, devant une telle barbarie. Je n’arrête pas de pleurer depuis deux jours, peut être qu’écrire aidera à mettre en ordre quelques trucs que j’ai en tête depuis que j’ai découvert, cette folie quasiment en direct à la télé.


« Je suis Spartacus »

Beaucoup ont des souvenirs de Cabu liés à sa présence il y a bien longtemps dans l’émission pour enfants Récré A2. Souvenirs puérils, légers, mais en même temps qui parlent beaucoup à l’imaginaire, aux souvenirs d’enfance, des souvenirs forts qui parlent à l’inconscient collectif. Charlie Hebdo, pour moi, ce sont surtout des souvenirs d’adolescence, de début d’âge adulte. Je me posais à la terrasse d’un café, avec le Canard, Charlie, et c’était parti pour quelques heures volées à la vie. Plein de souvenirs de lectures, d’indignations, d’apprentissage de la transgression, de la provoc’. A leur manière, ils m’ont « éduqué », m’ont appris à faire mes premiers pas de citoyen critique, tentant de réfléchir à son environnement. Et puis, peu à peu, je les ai laissé là, rangés dans quelques cartons avec d’autres souvenirs, la priorité du moment amenant son lot de pavillon de banlieue, de monospace, un peu de la vie de beauf dont Cabu se moquait si bien. Comme quoi les leçons sont souvent bien mal retenues !

L’actualité du moment est une énorme baffe qui montre de manière violente à quel point leur rôle était important. Quel rappel ! Je continuais à les suivre, bien sûr, mais je n’avais, je crois, pas vraiment pris conscience de la nécessité absolue de leur mission : s’assurer que la liberté d’expression est là, bien présente, quitte à frapper fort, à choquer. En ce sens, ces gens là étaient « purs » dans leur démarche, même si bien des points de vue pouvaient être criticables… et critiqués.

Quel choc de réaliser que dans la France d’aujourd’hui, on peut être tué pour des dessins, des idées. Quel effroi de ressentir « pour de vrai » ce qui est hélas le quotidien de bien des habitants de pays qu’on croyait plus hostiles, et bien lointains.

Et donc, maintenant, cette mobilisation. Je ne peux que me réjouir et me rassurer un peu d’une telle fraternité. Mais aussi sans oublier les limites de la chose : les soufflets les plus hauts sont parfois ceux qui retombent le plus vite. Je ne peux pas m’empêcher de penser que pour tous, il y a un côté « se donner bonne conscience et se rassurer » en se rapprochant sur quelque chose qui ressemble à de l’unité. Et puis aussi, cette « union nationale » affichée ne fait aussi que renforcer une fracture avec une partie, certes minoritaire, de la population, qui ne se reconnait pas là dedans, et qui vit de manière de plus en plus violente ce décalage, aujourd’hui exacerbé. Que reste-t-il de l’union nationale d’avril 2002 ? Que de fossés creusés, de haines attisées, d’extrémismes mis en avant depuis !

Mais ce qui me laisse le goût le plus amer, outre le drame en lui-même, est le décalage entre l’unanimité d’aujourd’hui, et l’isolement, réel, qu’avaient hier ces journalistes, ces dessinateurs. Il ne faudrait pas que « Je suis Charlie » soit une occasion de continuer certes à faire vivre le titre, mais aussi de continuer à entretenir cette caution finalement bien pratique : A Charlie de prendre les risques et de représenter le maintien d’une liberté absolue, aux autres titres de se replier sur une position plus confortable et molle. Une auditrice a posé ce soir à la radio une question qui dérange mais qui est bigrement pertinente : « est-ce que ces dessinateurs-là auraient péri si d’autres titres de journaux s’étaient partagés ce devoir de porter l’impertinence, de défier les interdits religieux ? »

Un article de Marianne de cette semaine le rappelle fort justement : ils étaient seuls. Seuls, bordel ! Et je n’étais pas le dernier à les laisser derrière. Par paresse. Par manque de courage pour porter sa part de flamme d’audace, de liberté. « Hanging out in quiet desperation » comme l’écrivait Waters il y a bien longtemps.

Charlie Hebdo me fait penser un peu à ce qu’on appelle dans la sécurité informatique (désolé, on a la culture qu’on peut…) un « honeypot ». Un pot à miel, pour attirer les attaques, et ainsi laisser le reste de l’environnement bien tranquille. Bien sur qu’eux ont décidé de leur destin. Et ils auront vécu debout jusqu’au bout, et doivent être admirés et pris en exemple pour cela. Mais tous les autres ? Sont-ils ceux qui s’élèvent aujourd’hui qui ne s’étaient jamais élevés la veille ? Et s’élèveront-ils demain ?

Quand l’émotion se sera un peu dispersée, que va t’il se passer ? Que va t’il se passer lorsqu’on ne pourra que constater qu’un hommage sur les afficheurs du NASDAQ est largement ironique en se souvenant des discours de Bernard Maris ? Que penser du symbolisme de tous ces fonds débloqués par l’Etat, par Google, par les groupes de presse, pour aider à se relancer un groupe qui a toujours été dans le rouge, mais fier de son indépendance ?

Faut-il se réjouir de l’union de tous, ou lever les yeux au ciel en voyant des séances de prière devant les bureau de Charlie, ce haut lieu de laïcité ? Que penser des appels à la délation de contenus « choquants » sur Internet, en soutien à un journal qui s’est toujours battu pour prouver que le plus choquant devait avoir sa place ? Quels visages feraient nos « héros » de voir dimanche prochain défiler en leur honneur l’ensemble de la clique politique, intellectuelle, tous ces mouvements de fond, sans doute réunis pour une cause des plus nobles, mais que lesdits héros auraient très probablement immédiatement qualifié de « belle bande de connards » ? (sans même parler de l’image pitoyable de ces discussions pour savoir qui a le droit de venir…)

Et puis… Que va t’il se passer lorsque les foules se seront dispersées, que chacun rentrera chez soi, et retrouvera sa petite routine habituelle ?

L’oubli est le plus grand risque, mais il n’est pas possible de prendre le risque de l’oubli. Ce dramatique événement n’est pas un acte isolé, presque fortuit, il est dans une ligne de conduite hélas connue, cernée, et extrêmement difficile à contrecarrer.

Derrière la communion généralisée, on n’est parfois pas loin du déni collectif. On a nos héros, on a maintenant le visage (basané, bien évidemment) de nos deux méchants, avec une course poursuite quasiment en temps réel, et un dénouement sans doute proche. Mais de la même manière que « résister », c’est autre chose que d’allumer une bougie ou signer un chèque pour un abonnement, « réfléchir », c’est aussi essayer de comprendre.

Je ne parle pas de comprendre ou de pardonner quoi que ce soit à ces terroristes. Mais de comprendre tout ce cheminement, pour ne pas tomber dans le piège du schéma « fous isolés » avec un problème qui se dissiperait après leur arrestation, alors que bien d’autres sont dans l’ombre.

Pas seulement faire l’indispensable distingo entre l’extrémiste et le bon musulman, mais aussi comprendre ce qui amène à cette situation, ce qui amène des français, nés en France, instruits par l’école républicaine, à aller s’entraîner en Syrie pour finir en mission commando en plein XIème arrondissement. Comprendre le cheminement qui amènent des petits délinquants à rentrer en prison pour en sortir combattant d’Al Qaeda.

Comprendre ce qui amène des troupes de jeunes à être tant séduits par toutes ces thèses conspirationnistes, dont le postulat de base amène à mettre en doute tout ce qui est un minimum représentatif de ce qu’est notre société.

Et surtout se demander si on n’a pas, chacun d’entre nous à sa manière, un rôle à jouer là dedans.

Je crois qu’au final, Charlie-Hebdo n’est pas le plus important, en tant que titre de journal. Peut-être, je l’espère, survivra-t-il à long terme à tout cela. Et bien sûr qu’il est important que les survivants continuent à porter le flambeau. Et bien sûr qu’il est presque un devoir de s’abonner, ne serait-ce que pour concrétiser l’image jouissive de biens-pensants qui vont recevoir des horreurs pendant un an dans leur boîte aux lettres. Mais relancer Charlie pour se donner bonne conscience, puis repartir dans sa petite vie avec l’impression du devoir accompli, serait une chose terrible.

L’important, c’est de tenter, autant que possible, chacun à sa petite manière, de porter ce flambeau. De refuser la censure, l’auto-censure, de cracher à la gueule de la connerie jusqu’à l’outrance et avec toute la mauvaise foi qui s’impose ; mais avec l’humour, la vie, l’enthousiasme, le talent dont ces journalistes, ces dessinateurs savaient faire preuve. Combattre au quotidien, écrire, publier, échanger, dénoncer, gueuler, tenir haute ses opinions, ne pas se résigner, porter ce putain de flambeau qui fait qu’on est vivant, et pas un zombie largement avant l’heure du cimetière, porté par trop de décisions prises par d’autres à sa place. Tenter d’élever ses contemporains, et accepter de se faire élever par eux. Et de ne pas glisser à nouveau dans cette situation bien confortable mais complètement démissionnaire où l’on se dit qu’il suffit que certains autres s’astreignent à porter ce flambeau-là.

Qu’est ce que c’est drôle finalement d’entendre le glas de Notre-Dame sonner en l’honneur de ces bouffeurs de curés impénitents, et dont le record de procès intentés vient des intégristes catholiques !

Derrière « Je suis Charlie », j’émets le rêve non pas d’un Charlie, mais de plein de nouveaux Charlie, que cette prise de conscience du bien précieux qu’est la liberté d’expression soit maintenue comme la flamme indispensable mais fragile qu’elle est.

Puisque Charlie était tenancier réputé d’un mauvais goût très sûr, je suis persuadé qu’ils continueraient aujourd’hui à leur foutre au cul avec des titres provocs : faut pas se laisser abattre !

5 Comments

  1. Répondre
    danielle dubus 9 janvier 2015

    que pourrais-je ajouter à ce discours où tout est dit et si bien dit ! merci de nous secouer ! bravo
    sincèrement…

  2. Répondre
    Béa 9 janvier 2015

    Salut JD
    Bravo pour cette pensée! je suis charlie, nous sommes charlie, Paris est charlie. Ok mais après…Que faut-il penser des « la France n’en a pas fini avec les menaces, il y aura un avant et un après . »..Je me pose moi aussi beaucoup de questions. Des questions qui resteront certainement sans réponses comme souvent.
    Alors oui comme tu as raison d’écrire que cela nous met finalement face à nos responsabilités. Nous sommes devenus des moutons, incapables de se révolter ,d’oser dire la vérité qui fâche préférant le : « pas de vague », de toute façon ça ne sert à rien. Alors oui si au moins cela nous redonne un peu de courage pour continuer de pouvoir se regarder dans le miroir sans avoir honte de nos comportements , de nos pensées. Alors oui tout ceci aura peut-être au moins servi à ça.

  3. Répondre
    Camille 10 janvier 2015

    Merci pour cet article ! Intéressant et vrai !

  4. Répondre
    Carole 10 janvier 2015

    Bonjour Jean David, bonjour mon cousin,

    On ne s’est pas beaucoup parlé il est vrai mais je regarde souvent ce que tu publies et les liens que tu mets et ton courage à afficher tes opinions.

    Ton post m’a interpellée, émue et remuée. Oui, j’ai mis « je suis Charlie » et j’ai allumé une bougie mais avec un sentiment d’impuissance et en me disant « ça ne sert pas à grand chose »….

    Moi, j’avoue que je n’ai pas commencé à m’intéresser à la société à mon adolescence parce qu’à cette époque j’avais plutôt envie d’être insouciante, libre et m’amuser. J’ai commencé à m’y intéresser lors du référendum de 2005 sur la constitution européenne où, pour la première fois j’ai décidé de prendre le temps et les renseignements pour réfléchir à mon vote. Je suis allée chercher la constitution à la mairie, je l’ai lue et j’ai cherché sur internet les arguments des « pour » et des « contre » en essayant d’y réfléchir par moi-même. Je suis tombée sur le site d’Etienne Chouard que tu dois sans doute connaître et j’ai décidé de voter « non ». Le « Non » a gagné dans les urnes mais pas dans la réalité…. Les médias ont traité les français de tous les noms pour ce choix qui n’était pas conforme à ce qu’ils voulaient qu’il soit mais n’ont pas analysé les véritables raisons de ce choix, ou du moins je ne me suis absolument pas reconnue dans l’analyse qu’ils en faisaient.

    Là, je me suis vraiment dit que notre démocratie n’en était pas vraiment une. J’ai lu des livres qui proposaient d’autres idées que la pensée unique, des idées dont on ne parle pas à la télé, des livres qui proposent une analyse différente des problèmes de la société actuelle. J’ai surfé sur des sites qui montrent que l’argent est à l’origine un outil et non un but en soi et que, bien qu’il ne soit plus basé que du vent ou du virtuel, notre société est basée dessus. J’ai lu « Indignez-vous » avant qu’ils en parlent à la télé ainsi que la suite « Engagez-vous ». Je suis allée dans des réunions d’où je ne voyais pas sortir grand chose qui puisse changer quoi que ce soit. Et quand j’écoutais les médias reconnus, je me suis agacée encore plus d’y entendre toujours les mêmes explications.

    Alors, je n’ai plus écouté, gardant mes idées pour moi mais en évitant de trop entendre celles des autres, n’ayant pas suffisamment d’arguments, de confiance en moi ou de courage, sans doute, pour les contrer. Et j’ai arrêté aussi de lire ces livres en me disant que plus je réfléchissais à tout ça et plus je me sentais impuissante et pas forcément plus heureuse.

    Depuis 3 jours maintenant, je suis ce qui se passe, je lis ce qui ce dit et je suis assez d’accord avec ce que tu as écrit c’est pour ça que je te réponds. En lisant tout ce qui ce dit, je suis aussi effrayée de la suite, de la tournure que ça prend. « Je suis Charlie » a plusieurs visages mais il en ressort deux en particulier : celui qui défend la démocratie (ou un semblant de démocratie mais qui est certes mieux que ce qui se passe dans beaucoup de pays) et la liberté d’expression et, celui qui incite à la haine… Et j’ai bien peur que ce dernier soit plus présent que l’autre.

    Les gens haïssent, cherchent un bouc émissaire mais ne cherchent pas à comprendre le pourquoi. Je n’excuse pas non plus, c’est impardonnable de prendre des vies…. Mais je comprends que ces jeunes, qui n’ont pas de but et d’avenir dans ces cités où l’ignorance et la violence est partout, se cherchent un but et une raison d’exister. Et lorsqu’ils trouvent quelqu’un qui les « reconnait » qui leur dit qu’ils peuvent être utiles, qui canalise leurs frustrations, leur haine et leurs rancœurs, ils ne se rendent pas compte qu’ils sont manipulés et basculent vers l’horreur et la destruction.

    C’est vraiment la société qui est malade parce que l’argent a plus de place que l’humain dans un monde qui se dit civilisé, parce que notre système a échoué en basant tout sur la recherche du résultat et le classement des individus.

    J’ai été choqué d’entendre à la télé comme explication à la dérive de ces jeunes qu' »ils étaient des ratés »….
    C’est peut-être parce qu’une grosse partie de la société considère l’autre partie comme des ratés que certains cherchent dans de tels actes à se prouver qu’ils ne le sont pas, qu’ils existent et que la société va s’en rendre compte….
    (Je ne cautionne pas du tout, j’essaie de comprendre.)

    Mais la société va encore plus vers la haine et j’ai bien peur que les prochaines élections présidentielles le montre vraiment.

    Les gens se trompent de cibles parce que c’est plus facile que réfléchir aux vrais problèmes et que c’est plus facile d’être raciste et d’accuser les chômeurs de fainéants que de penser que si notre monde n’était plus basé sur l’argent et que tout le monde avait de quoi vivre sans être culpabilisé pour cela, que si le système scolaire était basé sur le but d’apprendre aux enfants à réfléchir plutôt que sur la sanction lorsqu’on ne réussit pas, il y aurait plus de gens libres de penser, d’évoluer, d’apprendre, de créer, de s’améliorer et beaucoup moins d’aigreurs, de ressentiments et de laisser pour compte. Beaucoup moins de violence!!!!

    Mais que c’est difficile de changer tout ça. Certains diront que c’est bien beau mais que c’est une utopie… Sans doute, mais les esclaves pensaient sans doute que la fin de l’esclavage était une utopie…..

    Ces 3 jours m’ont écrasée, anéantie, effrayée (pas par les terroristes mais par le tournant que prend le monde et notre société) et réveillée et ton post également. Mais qu’est-ce que je me sens petite…. et qu’est-ce que je peux faire?

    Carole

  5. Répondre
    Pascal V 10 janvier 2015

    Après la réaction guturale, vient le temps de la réflexion.
    Après coup, ce qui me frappe de mon passage à la place de la République il y a trois jours est bien sur d’abord le nombre de personnes présentes, mais aussi la très faible relative visibilité des dessins de Charlie.
    Au lieu de changer leur image de profile par l’anonyme, aseptisée et bien prude « Je Suis Charlie », il serait tellement plus engagé de prendre des dessins, des couvertures, de Charlie-Hebdo et de les diffuser. Il faut qu’il y est un effet streissand de la caricature.
    Soyons rêveur: imaginez Valls défiler avec une couverture de Charlie le caricaturant lui même : cela serait une véritable preuve de défense de la liberté d’expression.
    A titre d’illustration de mes propos, un dessin de Jean Bourguignon
    https://www.dropbox.com/s/t0e4powfnoyizbd/706105-dessin-je-suis-charlie.jpg?dl=0

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